OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Tous auteurs, tous citoyens, tous politiques http://owni.fr/2012/04/21/tous-auteurs-tous-citoyens-tous-politiques/ http://owni.fr/2012/04/21/tous-auteurs-tous-citoyens-tous-politiques/#comments Sat, 21 Apr 2012 16:15:45 +0000 Jérémie Nestel (Libre Accès) http://owni.fr/?p=106862

Les questions de rémunération sont bien moins cruciales que la crise du lien social qui s’annonce et qui commence à séparer l’auteur de l’humanité. Albert Jacquard rappelait :

Les ressources ne peuvent être que  mondiales.

Si l’art est une ressource mondiale, elle ne peut être  considérée  comme une propriété privée.  Si la durée du droit d’auteur a toujours   été limitée, c’est bien que le privilège accordé “aux créateurs” a  toujours été considéré comme un prêt et non comme un dû.

Dans un contexte où les dépenses de logement contraignent les  ménages à des privations quotidiennes sur des postes   essentiels tels que l’alimentation ou la santé, est-il juste  d’appeler les Français à “compenser plus” pour maintenir une économie   culturelle qui leur devient étrangère faute de ressources  suffisantes ? En témoigne la Carte Musique Jeune évaluée à 25 millions d’euros  quand, dans le même temps, des études pointent  la précarité grandissante du monde étudiant.

Les salaires ont augmenté moins vite que certains produit de consommation. Pourrait-on alors induire que la baisse d’achat des produits culturels ne provient pas du piratage mais tout simplement d’une baisse du budget des ménages ?

Payer les erreurs de stratégie de l’industrie culturelle

Il a été démontré que la crise de l’industrie  culturelle dans le secteur de la musique était bien plus liée à son  incapacité à avoir su proposer des produits à valeur ajoutée anticipant la fin du disque  au profit des supports mobiles. Est-ce aux Français de payer les erreurs  de positionnement de ce secteur, alors que le budget des ménages est fragilisé ?

Devons nous rappeler que l’industrie du disque a démantelé tout un une filière de petits disquaires dans les années 80 et monopolise depuis tous les échanges et les médias étouffant toute dynamique par les labels indépendants ; elle a accumulé des richesses et s’est ainsi permise de très hauts niveaux d’investissements dont la culture n’a jamais eu besoin ; ce modèle économique basé sur la rareté est et a été profondément discriminatoire ; il n’a jamais su répondre à la problématique des artistes car cela n’est pas son but ; elle essouffle la culture; travestit les problématiques, dupe les artistes et nos gouvernants.

Belle alternative offerte par les politiques : taxer encore les Français ou les réprimer. Pour soutenir qui ? Pour soutenir quelle production ? Quels auteurs ?

Du point de vue de l’intérêt général, si pertes de l’industrie  culturelle il y a, n’ont-elles pas été  largement compensées par les apports de projet comme Wikipédia ?

Encore faudrait-il reconnaître que toute production artistique est issue d’une aventure collective, il n’y a pas d’art sans altérité.

L’effort des ménages pour soutenir la création est déjà  conséquent : à la part payée via l’impôt sur le revenu,  s’ajoute la taxe sur la copie privée à l’assiette en constante augmentation  (également payée par les personnes au RSA), la redevance sur la   télévision (3 122,8 millions d’euros en 2010)…  Ces efforts fiscaux et parafiscaux sont  à sens unique. Les films produits à l’aide des fonds liés à la redevance sur  la télévision, par les régions via les impôts locaux et sur des  produits financiers défiscalisés, ne sont jamais diffusés sous une licence libre à défaut de pouvoir être élevés dans le domaine  public. Des films produits à 90%  ou 100% par des fonds publics ou parapublics restent la propriété  privée de producteurs.

“Le partage non-marchand n’est pas une anomalie”

“Non, vraiment, le partage non-marchand n’est pas une anomalie”, soulignait dernièrement Philippe Aigrain à Aurélie Filippetti et Fleur Pellerin, respectivement chargée de la culture et du numérique dans l’équipe de François Hollande, affirmant :

Les deux responsables socialistes semblent partager une conviction qui devient une sorte de maladie sénile de la social-démocratie en crise, selon laquelle les activités de ventes de biens numériques (et des services équivalents) seraient la mesure ultime de l’intérêt général en matière culturelle.

L’expression : “partage non marchand” inféode indirectement les conditions de partage “aux marchés”…  À la différence de la “licence art libre” qui se propose d’être un art de l’usage dans une économie de l’échange.

Il est intéressant de rappeler qu’en 1936, au début du Front Populaire, dans un contexte de crise sociale, les réponses en terme de politique artistique étaient différentes, voire aux antipodes… Jean Zay (ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts ), tout en démocratisant l’accès au livre, proposa que  la durée des droits après la mort de l’auteur soit limitée à 10 ans.

D’autres politiques des “beaux-arts” doivent émerger, encourageant les nouvelles pratiques issues du mouvement  du copyleft.

L’avènement de l’imprimerie a permis à chacun de “pouvoir lire”,   Internet a permis à chacun de “pouvoir écrire”.  On aurait pu   penser que ce phénomène serait soutenu, amplifié par les hommes  politiques se référant à l’éducation populaire ou aux siècles des  Lumières. Il n’en a rien été.  L’auto-édition est déniée.

Nous n’avons certainement pas tous la vocation d’être des auteurs, mais n’oublions pas que l’école nous a ouvert la voie pour le devenir.

Une société qui admet que tout citoyen est un auteur n’a pas pour vocation de promouvoir la culture pour tous mais l’Art par tous. De fait , le libre accès à l’art n’est pas une anomalie c’est une condition première pour soutenir une société de l’échange.

Les choix du public

La numérisation des écrits, des photographies,  des films,  permet à  tout un chacun d’éditer son travail artistique sur Internet. Il n’y  a pas de limite à l’auto-édition, pas de filtres, pas d’éditeurs,  pas de programmateurs, pas de commissaires d’exposition.  Des œuvres  d’art peuvent êtres diffusées, copiées, transformées, vues par des  millions de personnes. Sur Internet le public est libre de faire ses  propres choix esthétiques, les interactions, la médiation, entre une œuvre et son public, n’est pas prise en charge par des institutions publiques ou privées.

L’Art par tous à l’opposé de la culture pour tous fragilise les modèles visant à instaurer des produits culturels standardisés. Il n’y a plus de consommateurs de culture, il y a des amateurs d’art.

Dans un contexte de crise social généralisée, où un musée en Europe brûle  des œuvres d’art pour protester contre des coupes budgétaires, il est intéressant de mettre en parallèle l’arrêt de financement des écoles de musique par les DRAC avec les 70 millions versés par l’État à la Hadopi.

Et si l’on peut affirmer que  les écoles de musique contribuent à faire émerger les auteurs de demain, peut-on en dire autant de la Hadopi ?

Le projet de partage de l’art pour tout être humain est un enjeu de société qui  ne peut être laissé aux mains des industries culturelles et des politiques.

Clivage imposé entre le numérique et la culture

La plupart des partis politiques ont séparé  les enjeux du numérique et les enjeux de la culture, au sein de commissions   distinctes. Cela a pour effet de cliver “les électeurs” en fonction  des différents groupes de pression…  Tel référent “numérique” pour l’Association de la Promotion et la  Recherche en Informatique Libre, tel autre “culture” pour les  sociétés d’auteurs.  À ce jeu, la démocratie devient un jeu de pouvoir d’influence.

Cette fragmentation des espaces de pensée entre le numérique, la  culture et le juridique en vient à empêcher toute position sur des  choix de société où l’intérêt général prime sur les intérêts particuliers.

Quoi d’étonnant, dans ces conditions, d’entendre Corine Ruffet, présidente de la commission culture de la Région Ile-de-France EELV, lors de la table ronde “La musique s’invite dans la  campagne”,  défendre devant des  lobbies pro-Hadopi “l’utilité  d’une police mondiale contre le piratage” alors que le même EELV via Fred Neau, référent libertés numériques proposait “la légalisation du  partage sur Internet” après la rencontre d’Eva Joly et Richard Stallman ? Étant entendu que la légalisation du  partage entraîne la fin de toute activité “de piratage”.

À cette table ronde,  le PS via Christophe Girard, affirmera  que François Hollande n’abolirait Hadopi que si son volet répressif était maintenu, et si l’on éduquait les jeunes  générations aux “dangers” du piratage. Quant au Parti de Gauche, il proposa la mise en place d’une plateforme d’État de diffusion des artistes. Le PG en est encore à penser Internet à l’heure du Minitel.

Les lobbies des industries culturelles ont réussi a gagner la bataille idéologique vis-à-vis des politiques. Ils ont réussi à dénaturer les valeurs de partage de la connaissance qui sont la matrice de la République française depuis les Lumières.

La bataille du partage de l’art ne se mènera donc pas dans les urnes, les lobbies des industries culturelles ayant réussi dans tous les partis à faire admettre leur signifié : “le partage non-marchand” devrait être réprimé ou compensé.

Tant que les enjeux de l’art et de la culture seront traités, au sein des partis politiques, dans une négation du public, les processus de transformation sociale se feront hors des partis politiques.

Tous auteurs, tous citoyens, tous politiques.

Image CC Flickr AttributionNoncommercialNo Derivative Works Flavia_FF et AttributionNoncommercial Thomas Hawk

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Un droit au prêt pour financer la création http://owni.fr/2011/09/13/un-droit-au-pret-plutot-quun-droit-dauteur-pour-financer-la-creation/ http://owni.fr/2011/09/13/un-droit-au-pret-plutot-quun-droit-dauteur-pour-financer-la-creation/#comments Tue, 13 Sep 2011 07:05:14 +0000 Jérémie Nestel (Libre Accès) http://owni.fr/?p=79148 Association militante pour la création indépendante et la culture libre, Libre Accès organise ce mardi 13 septembre une conférence à la Médiathèque musicale de Paris autour d’Hadopi et de la licence globale. Pour poser les termes de ce débat, Libre Accès s’est entretenu avec le hacker militant français Laurent Chemla.

Le 13 septembre 2011, Libre Accès organise une conférence autour d’Hadopi et de la licence globale à la Médiathèque Musicale de Paris. La médiathèque de Paris met en prêt 36 000 Cd, 12 000 partitions et méthodes, 5 000 livres, 2 500 dvd pour une adhésion de 30 euros par an.

Sur ces prêts, les sociétés d’auteurs n’ont jamais demandé à percevoir de droits. Il y a des médiathèques dans nombre de communes de France. Elles ont notamment pour mission de promouvoir la diversité musicale. Elles sont persuadées que les prêts d’œuvres ne nuisent ni à l’industrie musicale ni aux auteurs.

La thèse défendue par les médiathèques semble très proche des opposants à la loi Hadopi : plus un public découvre des œuvres, plus il va contribuer à leur rayonnement en les faisant découvrir à d’autres.

Le projet des bibliothèques publiques est directement issu des valeurs portées par la Révolution Française à laquelle tant de partis politiques se réfèrent. En ce sens, on aurait pu s’attendre à ce que les projets de Wikipedia et de Wikimedia soient publiquement soutenus, étant un développement logique des valeurs portées par le siècle des Lumières.

Pourquoi la Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des droits sur l’Internet ne favoriserait elle pas une offre de prêt légal des œuvres sur Internet portées par différentes médiathèques ?

Laurent Chemla
Il serait sans doute utile, tant pour les médiathèques que pour la bonne tenue en général de ce débat, de se replonger dans l’histoire de la transposition en France de la directive européenne sur le droit de prêt.

Entre des bibliothécaires attachés à la tradition du prêt gratuit et les sociétés d’auteurs (et les auteurs eux mêmes) qui défendaient la logique du paiement à l’acte, l’état a fini par adopter… une sorte de License GLobale (code de la propriété intellectuelle articles L. 133-1 et suivants. Lire en particulier).

Les auteurs sont rémunérés au travers d’une SACD (SOFIA)((branche de la Sacd)) à égalité avec leurs éditeurs, de sommes forfaitaires payées pour partie par les bibliothèques et pour partie par l’état lui-même. En contrepartie ils ont perdu le droit d’autoriser ou d’interdire le prêt de leurs œuvres.

Les parallèles avec la situation actuelles, sont nombreux, et frappants :

  1. de nombreux auteurs se sont élevés contre le principe même du prêt gratuit et ont menacé les bibliothèques d’interdire le prêts de leurs œuvres, tandis que d’autres soutenaient les bibliothécaires qui défendaient la gratuité d’accès à la lecture.
  2. la situation préalable à l’adoption de la nouvelle loi n’était qu’une tradition peu ou mal réglementée, dans lequel le prêt était gratuit, et où les auteurs ne touchaient rien.
  3. il a fallu pour que les lignes bougent qu’un rapport (trop) favorable aux auteurs soit publié et déclenche enfin un débat trop longtemps repoussé.

Mais le rapport de force n’était pas le même que dans cas de la musique et du cinéma. Il y a en France une grande tradition du prêt de livre, et un très vaste réseau de bibliothèques, soutenu bien sûr tant par leurs adhérents que par les municipalités qui les accueillent. Face au lobbying des auteurs et des éditeurs, ils n’étaient pas aussi démunis que peuvent l’être aujourd’hui les partisans du partage gratuit, qui ne disposent ni d’établissements reconnus ni de relais politiques. Et les médiathèques sont hélas moins nombreuses et moins fréquentées que les bibliothèques.

Il n’en reste pas moins que le compromis issu de ce débat là pourrait facilement être adapté à d’autres œuvres que la seule littérature, et que l’antécédent créé par le droit de prêt pourrait être un argument des plus utiles pour les opposants de l’HADOPI.

Cependant il ne faut pas se leurrer : dans une économie dématérialisée et avec l’avènement du livre numérique, même le droit de prêt, pourtant très récent, ne pourra pas longtemps échapper à la vaste remise à plat du droit d’auteur qu’imposent les nouvelles technologies.

Beaucoup de médiathèques réfléchissent à cette offre de prêt sur Internet, Indirectement la licence globale ne serait elle pas mise en place alors par l’HADOPI ?

HADOPI est chargée de la protection des droits d’auteurs (et des voisins) et de la promotion des offres légales. Cette mission ne se limite pas aux offres payantes, ni à aucun mode de distribution quel qu’il soit.

Rien s’oppose donc à ce que l’HADOPI soutienne une offre de la part des Médiathèques. Mais les questions qui risquent de se poser, là comme ailleurs, sont la gestion des copies faites par l’usager de l’oeuvre ainsi obtenue, les modes de rémunération des ayant-droits, et la concurrence d’une offre “pirate” plus diversifiée (et souvent de meilleure qualité) et peu ou pas soumise à la chronologie des médias pour ce qui est de l’audiovisuel.

Du coup en dehors d’une frange « légaliste » de la population qui verrait là une façon d’éviter les foudres de la haute autorité, on voit mal à quel public une telle offre pourrait s’adresser : même si elles agissent dans un cadre non-marchand, les médiathèques relèvent de la même logique de distribution physique des œuvres que les autres. Logique qui est entièrement remise en cause par la numérisation et la dématérialisation des échanges.

Ce n’est pas d’un nouveau mode de distribution dont on a aujourd’hui besoin.

Ces nouveaux modes, ce sont les pirates qui les ont créés et à ce jour aucune technologie n’est mieux adaptée à la distribution des œuvres que les P2P.

Là où les médiathèques, là où les bibliothèques peuvent et doivent apporter leur savoir-faire, c’est dans le classement, le conseil, l’archivage des œuvres. Je paierais volontiers pour une médiathèque en ligne capable de me proposer une collection de liens bittorrent mais qui seraient vérifiés, classés par genre, proposant conseil et suivi.

Pas besoin pour ça qu’elles en assurent la distribution.

Si l’on parle de la licence associée au droit de prêt dont je parlais plus haut, alors oui idéalement elle devrait s’appliquer aux œuvres librement consultables via les médiathèques. Mais je rappelle que cette licence là est financée par l’état et les collectivités, pas par les intermédiaires.

Jérémie Nestel : N’est-il pas paradoxal d’appeler « catalogue légal » ce qui n’est justement pas permis d’échanger… N’aurait-il pas mieux valu garantir un internet non marchand où tout le contenu serait librement partageable?

ll faut sans cesse rappeler que, depuis l’invention du droit d’auteur, ce qui est vendu au public ce n’est pas l’œuvre – le contenu – mais son seul support physique (le livre, le disque, le DVD). Ce dont il est ici question c’est donc de la survie d’une industrie non pas du contenu mais du contenant.

Le contenu, lui, n’était pas commercialisé et à toujours fait l’objet d’échanges non-marchands. On peut faire écouter un disque à qui on veut dans un cadre non-marchand : personne ne viendra jamais vous le reprocher.

On peut raconter l’histoire d’un livre à ses amis sans rien demander à personne, et quand j’invite mes proches à regarder un film sur mon home-cinema, je n’ai pas l’habitude d’acheter des droits de projection.

Et même dans un cadre marchand, le partage des contenus est presque entièrement hors du contrôle des majors, des studios et des éditeurs : les droits de diffusion au public sont perçus par les sociétés d’auteurs, qui reversent les sommes perçues aux auteurs, pas aux industriels de la copie physique des contenus.

Dès lors que l’on dématérialise le contenu, dès lors que sa diffusion n’est plus ni centralisée (grâce au P2P ) ni physiquement restreinte par le besoin de multiplier et de diffuser des objets physiques, il n’y a plus rien qui justifie la rémunération de ces intermédiaires entre l’auteur et son public : ils ne jouent plus aucun rôle (et si l’auteur lui-même a des contrats qui le lient à des producteurs, eh bien c’est à lui d’assumer le paiement de ce qu’il leur doit, pas au public – qui ne leur doit rien).

La seule chose que le terme « catalogue légal » pourrait recouvrir serait donc la liste des œuvres légalement diffusables en France (liste par exemple limitée par la chronologie des médias, ou par des décisions judiciaires). Mais rien d’autre.

On est en face d’un faux débat. Ce qui est en jeu c’est la rémunération des auteurs, mais ce dont on débat c’est de la sauvegarde d’une industrie de la copie physique. C’était logique quand cette industrie était utile, on pouvait se servir du nombre de copies vendues pour déterminer la rémunération de l’artiste, et il était cohérent de payer le copiste pour qu’il reverse ensuite à l’auteur ce qui lui était dû.

Quand le copiste disparaît, que son job ne sert plus à rien, il faut trouver d’autres moyens de payer l’auteur, pas chercher à sauvegarder un modèle qui n’a plus lieu d’être. Et c’est faisable : on est passé d’une économie de la rareté (la place limitée dans les bacs des disquaires donnait mécaniquement de la valeur à la copie diffusée) à une économie de l’illimité, mais aucun acteur n’a réellement pris en charge ce nouveau modèle (Itunes et consors se contentant de mimer dans l’immatériel les modèles de l’économie de la rareté en centralisant la distribution de copie s quasi-physiques). Pourtant il y a plus que jamais besoin de médiateurs, pour trier, conseiller, évaluer, critiquer une offre devenue sans limite.

Il y a là toute une économie à construire (et les médiathèques y ont tout leur rôle). Et si l’on crée de la valeur ajoutée, alors on dispose d’un nouveau moyen de rémunérer les auteurs via ces intermédiaires à valeur ajoutée d’un nouveau genre.

La seule chose qu’on ne pourra pas changer, sauf à vouloir fermer Internet, c’est le partage gratuit des contenus. La distribution des oeuvres est devenue non-marchande, c’est un fait inéluctable. Ceux qui ont a coeur de défendre les libertés publiques ne peuvent pas faire autrement que de garantir l’existence d’un Internet libre, et donc le libre partage. Reste aux auteurs et à leur public d’établir un nouveau contrat social pour assurer la rémunération des uns et l’accès à la culture des autres.

Peux-tu revenir sur la notion « de droit de prêt » ?


Laurent Chemla
: Elle repose sur une directive européenne (Directive n°92/100 du 19 novembre 1992) qui n’a été que très partiellement traduite dans le droit français, qui ne l’applique qu’au prêt du livre. Mais le texte européen est bien plus généraliste et traite aussi bien de la musique et du cinéma.

Cette directive affirme le droit pour les auteurs et les producteurs d’autoriser ou d’interdire le prêt de leurs œuvres. Mais il pose, en son article 5, que les états peuvent déroger à ce droit à la seule condition que les auteurs reçoivent une rémunération.

Dans le cas du livre, la loi française a imposé aux auteurs, dès lors qu’ils ont fait le choix de publier leurs œuvres, l’interdiction de s’opposer au droit de prêt en bibliothèques. Et elle prévoit en contrepartie une somme forfaitaire, payée par l’état.

Non seulement la même chose pourrait (et devrait, puisqu’une directive européenne s’impose aux législations nationales) s’appliquer aussi bien aux œuvres sonores et audiovisuelles, mais en plus la condition préalable de la rémunération est déjà réalisée dans le cadre de la taxe pour la copie privée numérique.

Le seul choix qui devrait rester aux auteurs, dans le cadre de cette directive et dès lors qu’ils ont rendu leurs œuvres publiques, serait de refuser toute rémunération provenant de cette taxe s’ils souhaitent interdire le partage de leurs œuvres.

A la limite, l’HADOPI pourrait servir à garder à jour la liste des auteurs qui refusent toute rémunération garantie par l’état. Ceux là conserveraient le droit d’interdire la diffusion de leurs œuvres au public. Je gage qu’ils seraient peu nombreux.

La SACEM quant à elle souhaite taxer les fournisseur d’accès à Internet… Pourquoi se focalise t-elle seulement sur la question de la rémunération alors que bon nombre d’auteurs n’arrivent plus à être correctement diffusés ?

Laurent Chemla Mais c’est là tout son rôle. La SACEM n’a pas pour objectif de mieux faire diffuser la musique, mais seulement de percevoir les droits de reproduction ou de diffusion en lieu et place des auteurs quelle représente.

D’ailleurs dans le cadre d’un droit de prêt universel – ou dans n’importe quel autre cadre pensé pour résoudre la question de la rémunération des auteurs dans un monde numérique tel que la License globale, le don défiscalisé ou autre – elle aurait tout son rôle à jouer pour éviter la multiplication des intermédiaires.

Si les auteurs veulent mieux diffuser, ou mieux se faire connaître, c’est à eux de s’organiser pour ça, la SACEM n’est pas là pour ça.

Si je veux en tant que blogueur mieux diffuser ma pensée ou être d’avantage connu, je n’attends pas de ma banque qu’elle s’en charge.

La taxe sur les FAI si elle voit le jour, entraînerait-elle la fin de tous les fournisseurs d’accès associatifs ?

Laurent Chemla
Le principe d’une telle taxe, récemment défendue au prix de quelques mensonges par Jean-Michel Jarre, me rappelle cette autre taxe un temps imaginé et nommée « taxe Google ». Il consiste à « prendre l’argent là où il est ». Au seul prétexte qu’une industrie meurt pendant qu’une autre agonise, ce serait à la première de voler au secours de la seconde ?

S’il s’agit de rémunérer les auteurs, pourquoi pas taxer les FAI, mais à quel titre, et pourquoi ne pas taxer aussi les transporteurs routiers qui participent à la diffusion des disques en les livrant aux distributeurs tant qu’on y est ? C’est ridicule, et d’autant plus qu’en parallèle on répète chaque jour l’importance d’Internet, et la volonté de réduire la fracture numérique, et la création d’un tarif d’accès social.

Si l’objectif est que chaque citoyen dispose d’un accès à Internet, alors une taxe sur cet accès deviendrait évidemment un impôt équitablement réparti, mais au dépends d’un accès dont tous les politiques affirment (enfin) l’importance démocratique. On est à la limite de l’oxymore, mais admettons : je suis d’accord pour que la création soit financée par l’impôt, mais à la condition qu’elle sorte alors totalement du milieu commercial et que son accès soit universel et non-marchand.

On ne peut pas demander le beurre et l’argent du beurre

A contrario quelle devrait être la politique d’une « nouvelle économie » sur Internet

Je n’y connais rien en économie, moi. En ce qui concerne Internet en général, je ne suis pas certain que l’état doive y jouer un rôle, quel qu’il soit, en dehors d’établir des règles de protection de la vie privée et du consommateur plus en adéquation avec l’économie en ligne.

Mais en dehors de ça, je ne sais pas : normalement le rôle régulateur de l’état intervient en opposition à des dérives dues à une économie qui est, elle, presque totalement dérégulée. Mais sur Internet, le simple citoyen n’a jamais été aussi démuni face à ces dérives que dans le monde dé l’économie physique. Il peut s’y exprimer aussi bien, sinon mieux, que les commerçants. Il peut y trouver de l’aide, dénoncer les dérives qu’il constate, et – pour les plus techniciens – créer des contre-mesures face à ces dérives (en développant par exemple une concurrence non-marchande). Et il en est de même face aux dérives de ces mêmes états.

Il suffit de constater qu’à chaque fois que l’état a voulu se mêler du monde numérique, il n’a fait qu’accumuler erreur sur erreur. A trop vouloir garantir les revenus de quelques industries dotées de lobbyistes efficaces (le spectacle et le jeux en sont les meilleurs exemples), il est en train de tenter d’élever des châteaux de sable pour éviter la marée. Et moins ça marche, plus il ajoute du béton sans voir à quel point tout ce qu’il fait est néfaste : après des lois inefficaces, il a commencé à voter des lois plus répressives à l’encontre de ceux qui partagent de la musique sans rien y gagner qu’à l’égard de très nombreux délits dont la gravité est pourtant sans rapport. Et quand ça n’a pas fonctionné, il a commencé à vouloir revenir sur le principe de neutralité du réseau et à soutenir l’industrie du DPI, au point d’être carrément cité comme exemple par la Chine. C’est délirant.

Et pendant ce temps ce sont de simples citoyens, sans la moindre intervention de l’état, qui ont créé des outils permettant d’éviter les traçages, de se protéger de l’invasion publicitaire, et qui cherchent à répondre aux questions de fond soulevées par l’avènement du réseau global…

On a déjà échangé sur la licence globale lors de notre dernière entretien, entre temps, Ludovic Penet du Laboratoire des Idées du Parti Socialiste a été interviewé sur Numérama à propos de la Licence Global et de la Neutralité du Net. L’as-tu ? Et qu’en- as tu pensé ?

Laurent Chemla
Oui j’ai lu, et avant ça on a un peu échangé via twitter. Ludovic est quelqu’un de lucide et de compétent, et ça change agréablement des discours préformâtes des professionnels qu’on entend habituellement.

Quant aux propositions qu’il avance, elles restent pour le moment, sinon nébuleuses, du moins assez diplomatiques pour ne pas risquer de se fâcher avec les candidats en lice. En tous cas c’est l’impression que j’ai eue (mais je me trompe forcément). Les problèmes sont bien identifiés, mais les réponses sont encore vagues. Pourtant je pense que nous nous rejoignons sur pas mal de points.

En fait le seul reproche que je pourrais faire à ce stade c’est que parmi les propositions avancées aucune ne remet en cause la notion même de droit d’auteur, ni même le nécessaire rééquilibrage de ce droit au profit de la société qui doit absolument avoir lieu après des décennies de dérive en faveur des ayant-droits. C’est dommage, parce qu’on risque de rater là une occasion historique de remettre à plat un débat de société complexe et passionnant, mais c’est hélas assez logique tant les esprits ont été durablement formatés par le discours des majors.

Au moins les propositions du « lab » vont-elles dans le bon sens. C’est déjà pas si mal.

Je regrette dans cette approche du Lab socialiste de ne pas remettre en cause la durée du droit d’auteur qui génère une économie de rente et freine la diversité des productions musicales actuelles.

Laurent Chemla
Sur la durée du droit d’auteur, je ne saurais trop conseiller encore et toujours aux politiciens de se souvenir de leurs cours d’histoire et en particulier du combat mené par Jean Zay avant la dernière guerre.

C’est dire si ce débat est n’a rien de nouveau, et il est intéressant de noter que déjà à l’époque il avait dû faire face – sans s’y plier – au lobbying des éditeurs. Il est bien dommage pour notre pays qu’il ait été ué par la milice en juin 44.

Dans sa proposition de loi, Jean Zay proposait non seulement de faire disparaître la fausse notion de « propriété »
intellectuelle (un terme utilisé après la révolution pour éviter le trop connoté pour l’époque « privilège »), mais encore de garantir les auteurs contre la cession de leurs droits inaliénables pour autre chose qu’une durée limitée, mais aussi et surtout – à l’instar d’Alfred de Vigny en 1811 déjà que la durée des droits après la mort de l’auteur soit limitée à 10 ans. On en est très loin aujourd’hui, hélas.

N’est pas non plus Jean Zay qui veut.

Jérémie Nestel
Laurent merci, j’espère que notre entretien favorisera mardi prochain un débat riche et fraternel. Je pense que les questions de neutralité de l’internet, du partage des œuvres et de la rémunération des artistes et des producteurs auront des conséquences sur notre société. Je suis persuadé que c’est avec humanisme qu’elles seront en conséquence traitées. Nous serons dans la maison de Jean Macè (fondateur des bibliothèques) à la Médiathèque des Halles, une belle maison pour inventer une troisième voie.

Jean Macé au 21ème siècle serait-il attaqué par la SACEM et SCPP pour Mise à disposition d’œuvres en libre téléchargement ?(((http://www.a-brest.net/article4551.html)))

Interview publié à l’origine sur le blog de Libre Accès sous le titre Hadopi & Licence Globale : et si on réduisait la durée du Droit d’Auteur ?

FlickR Paternité damj002 ; PaternitéPas d'utilisation commerciale Marc Wathieu ; PaternitéPas d'utilisation commerciale Ex-InTransit ; PaternitéPartage selon les Conditions Initiales pfly.

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http://owni.fr/2011/09/13/un-droit-au-pret-plutot-quun-droit-dauteur-pour-financer-la-creation/feed/ 6
La licence globale, une “mauvaise solution pour un faux problème” http://owni.fr/2011/08/04/la-licence-globale-une-mauvaise-solution-pour-un-faux-probleme/ http://owni.fr/2011/08/04/la-licence-globale-une-mauvaise-solution-pour-un-faux-probleme/#comments Thu, 04 Aug 2011 06:33:52 +0000 Jérémie Nestel (Libre Accès) http://owni.fr/?p=75270 La licence globale est le serpent de mer de la propriété intellectuelle: régulièrement, elle se repointe au devant des débats geeko-politiques. Dernière sortie en date à l’occasion de la présentation du programme numérique du Parti Socialiste, porté par Christian Paul (voir notre comparatif avec les intentions de l’UMP), dans laquelle la licence globale est présentée sous la forme d’une “contribution individuelle au financement de la création”.

Afin de faire le point, le site Libre Accès a invité Laurent Chemla, pionnier du réseau en France, à s’exprimer sur la question.


“Pour que cette taxe soit juste, il faudrait qu’elle finance tous les contenus produits sur Internet, sans aucune distinction”

Jérémie Nestel : Il y a bientôt deux ans, lors des débats sur la loi Hadopi, tu avais fait savoir ton opposition à l’instauration d’une licence globale, est-ce toujours ta position ? Et pourquoi ?

Laurent Chemla : Je ne suis pas opposé à une licence globale : je suis opposé à une taxe qui ne financerait que les contenus produits par les industries du loisir au détriment de tous les autres types de contenus. La logique qui sous-tend le discours des majors (et des politiciens qui les soutiennent) est toujours la même : on dirait que, pour eux, la seule et unique chose que le public vient chercher sur Internet ce sont les « œuvres » qu’elles produisent. C’est bien sûr totalement faux, mais à les entendre ils ne semblent pas pouvoir imaginer une seule seconde qu’en dehors de leurs productions il y a tout un monde de contenus ; comme si rien n’avait changé avec Internet et qu’on se trouvait encore au siècle dernier quand les seuls contenus qui passaient dans les mass-media étaient les leurs ; mais avec Internet tout ça a changé.

Le public est devenu tout autant producteur que consommateur, et la production des industriels ne constitue qu’un tout petit bout de ce que le public consulte sur le web. Et pourtant ceux qui parlent de licence globale n’envisagent que de financer ce petit bout là, comme si tout le reste n’avait aucune importance.

C’est parfaitement ridicule. Ça reviendrait à créer un impôt qui financerait la culture “professionnelle” (pourtant produite par des sociétés privées) au détriment de toute la culture produite, elle, par le reste de la population. Je ne suis pas assez calé en droit pour dire si une telle taxe serait légale ou pas, ou si elle pourrait passer les fourches caudines d’une Commission Européenne qui défend farouchement la concurrence “libre et non faussée”, mais je suis assez citoyen pour affirmer que ce serait parfaitement injuste. Et si taxe il y a, un très grand nombre d’artistes ne dépendant pas des majors devront réclamer leur part à juste raison. Et quid des blogs ? Quid des journaux en ligne ? Quid des logiciels libres ?

Ces produits-là ne sont-ils pas tout autant, sinon plus importants que la seule production d’une poignée de multinationales dont le modèle économique est en train de rendre l’âme ? Pourtant il y va de l’avenir d’une bien plus grande proportion de la population que celle des seuls artistes labellisés. Mais voilà, si on voulait faire de cette taxe un impôt juste, alors il faudrait qu’elle finance tous les contenus produits sur Internet, sans aucune distinction. Autant dire que toute personne accédant à Internet, et donc payant la “licence globale”, serait aussi en tant que producteur un “ayant-droit” au produit de cette taxe. Autant se payer soi-même : cela éviterait les frais de recouvrement.

“Envisager d’autres moyens de financements de la culture est une gageure”

Pourtant, une grande partie des acteurs qui s’étaient opposés à Hadopi, soutiennent la « licence globale ». En ce sens, ne soutiennent-ils pas implicitement les seuls contenus produits par les « industriels », au détriment des artistes sous licence libre, du public producteur et des amateurs d’art ? Comment l’expliques-tu ?

J’y vois un peu de paresse intellectuelle, d’une part, et une grande lassitude de la part de gens qui ont mené un long combat et voient dans cette (mauvaise) solution une porte de sortie rapide à une guerre qui n’a que trop duré. Envisager d’autres moyens de financements de la culture est difficile quand on a baigné toute sa vie dans un système de production soutenu par la logique du droit d’auteur et des droits voisins. Envisager en plus de faire partager ces nouveaux moyens par des gens (majors et politiques) qui n’arrivent déjà même pas à imaginer qu’il puisse exister d’autres contenus que ceux financés par les anciens modèles est une gageure devant laquelle beaucoup de monde recule (moi le premier : je ne fais que m’opposer à une mauvaise solution mais sans avoir le courage d’en envisager sérieusement d’autres).

Une solution telle que le mécénat global, par exemple, a nécessité pour être formalisée et diffusée un travail gigantesque de la part de Francis Muguet, et il a fallu un livre entier à Philippe Aigrain pour expliquer et détailler les principes de la contribution créative.

On peut comprendre que les auteurs de telles avancées, comme la contribution créative, aient fait des compromis avec la licence globale qui va au moins dans la bonne direction même si elle est viciée – plutôt que de se battre encore et passer pour de dangereux extrémistes face à des gens qui ont prouvé leur incapacité à comprendre les enjeux des lois qu’ils votent.

Philippe Aigrain le reconnaît lui-même quand il “accepte le principe d’une introduction d’abord pour certains médias comme la musique” même s’il recommande à terme un dispositif couvrant l’ensemble des médias. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas dénoncer le danger d’un système qui tend d’abord à soutenir une industrie incapable de se remettre en question face à l’une des plus grandes avancées de la culture et de la liberté d’expression dans l’histoire.

Il faut ajouter à cela qu’un des nombreux effets pervers de l’Hadopi a été d’habituer les internautes à payer des services de téléchargement tels que Megaupload et consorts qui ont vu leur chiffre d’affaire exploser en France grâce au législateur. Payer un service de ce genre pour contourner la loi ou payer son fournisseur d’accès pour que la loi soit abrogée ne fait dès lors guère de différence, les montants en jeu étant proches. Mais on oublie qu’une mauvaise solution à un faux problème ne risque pas de résoudre grand-chose…

Je dis “faux problème” parce que, dans ce débat, on se base encore beaucoup trop souvent sur des données fournies par les mêmes industriels qui ont demandé et obtenu la taxe sur les supports physiques, puis Dadvsi, puis Hadopi et qui comptent bien sur la licence globale pour continuer à faire du gras sur le dos des artistes, le jour inéluctable où cette dernière aura disparu.

Qui parle encore des études qui prouvent que les « pirates » sont de plus grands consommateurs de culture que le reste de la population ? Qui a encore en mémoire les statistiques qui montrent une progression du chiffre d’affaire du cinéma ou du DVD, même à l’époque où le P2P était encore légal ? Qui s’intéresse au fait que de nombreux artistes créent leurs œuvres sans aucune garantie de financement et que seule une toute petite minorité peut réellement en vivre malgré ces taxes et ces lois qui ne financent majoritairement que quatre multinationales et une (grosse) poignée d’intermédiaires de redistribution ?

Le financement de l’art est une question globale, inhérente à toute société. Elle est pervertie aujourd’hui par la logique des ayant-droits et celle des intermédiaires techniques et financiers. C’est cette logique qui mène tout droit à la licence globale. Et c’est de cette logique-là qu’il faut enfin se défaire pour commencer à réfléchir vraiment à des solutions qui soient justes pour tout le monde, pas seulement pour quelques privilégiés.

“Tant que le public aura l’impression d’être obligé de payer pour des artistes qu’il n’apprécie pas, il n’aura aucune envie de payer pour ceux qu’il écoute”

A contrario de la licence globale, des artistes se sont engagés dans la libre diffusion de leurs œuvres… Certains ont essayé d’inventer de nouveaux modèles économiques avec leurs publics, aucun ne s’est avéré concluant, qu’en penses-tu ? Si la licence globale n’est pas la solution, quelles sont les pistes permettant d’innover dans la « marchandisation des produits culturels numériques » ? N’est-ce pas l’absence d’alternative qui conforte la majorité des artistes à soutenir à regret les majors qui les exploitent ?

Une chose est sûre : tant que le public aura l’impression d’être obligé de payer pour des artistes qu’il n’apprécie pas (que ce soit via une taxe sur les supports physiques, une loi liberticide ou des services tiers pour se protéger de cette loi), il n’aura aucune envie de payer pour ceux qu’il écoute. C’est dommage, mais c’est humain, et la bourse des clients n’est pas extensible à l’infini.

Il est donc difficile de juger aujourd’hui de l’efficacité des modèles de demain, du moins tant qu’une vaste réflexion à grande échelle n’aura pas eu lieu. C’est d’ailleurs bien ce qui est le plus dangereux dans les campagnes de publicité que mène actuellement l’Hadopi, qui ne fait que repousser encore une réflexion qui n’a que trop tardé en essayant de montrer que seuls les anciens modèles pourront permettre à de nouveaux auteurs d’exister dans le futur. On a rarement vu campagne plus réactionnaire.

Mais dans d’autres domaines on a pu constater dans la réalité qu’une autre économie pouvait parfaitement exister et permettre à des créateurs de vivre de leurs œuvres. Je pense bien sûr d’abord aux logiciels libres, parce que j’en ai fait moi-même l’expérience à l’époque où ni moi ni mes associés n’avions de clients et que nous devions nous faire connaître. Nous avons fabriqué des logiciels libres, librement diffusés et copiés, ce qui nous a amené une reconnaissance plus grande et nos premiers clients. D’autres que nous ont suivi d’autres chemins, certains en vendant des services autour des logiciels qu’ils créaient, d’autres en trouvant des mécènes : l’économie du libre ne se limite pas à un seul modèle mais elle existe malgré les affirmations de tous ceux qui, à la fin du siècle dernier, disaient qu’elle détruisait des emplois et qu’elle ne pouvait pas perdurer.

Je ne suis pas pour ma part absolument certain qu’un produit culturel puisse rester un produit marchand. La question de la place de l’artiste dans la société revient régulièrement, je crois, au baccalauréat philo, et je suis assez mauvais en philo, mais ce simple fait prouve que cette place-là est à part et qu’il est donc difficile sinon impossible de la résoudre de la même manière marchande que le reste de l’activité humaine. La question du revenu de vie, par exemple, pourrait bien être un début de réponse. Je n’en sais rien et je n’ai pas les capacités nécessaires pour le penser. Mais je m’attriste de voir qu’on n’arrive pas à dépasser enfin des modèles révolus.

Il faut bien comprendre qu’on est entré dans un monde numérique et qu’une économie qui – pendant plus d’un siècle – a en réalité été davantage celle de la copie physique de supports et de la distribution à large échelle de ces supports n’a plus aucune raison d’être aujourd’hui. Toutes les méthodes qui veulent la faire perdurer sont vouées à l’échec. Ce n’est qu’une fois qu’on aura vraiment entériné ce fait qu’on pourra enfin penser le futur comme il doit l’être, et pas comme de l’acharnement thérapeutique sur une industrie mort-vivante.

Si quelqu’un veut l’œuvre, qu’il la copie.
Jean-Luc Godard

Connaissais-tu cette position de Jean-Luc Godard : “Comme la salle de cinéma, Internet n’est qu’un moyen de diffusion. Si quelqu’un veut l’œuvre, qu’il la copie. J’ai été payé pour mon travail, ou je me suis débrouillé pour être payé pour mon travail. Si je n’ai pas été payé, c’est que je suis idiot, que j’ai travaillé pour rien. Pour le reste, ce n’est plus mon problème” ?

Jean-Luc Godard a le mérite de dire clairement ce que d’autres préfèrent taire. J’ai souvent pris l’exemple de Yann Arthus-Bertrand et de son film Home – qui a été un succès de vente en DVD alors qu’il avait été diffusé gratuitement dès sa sortie – pour montrer qu’il n’existait pas de rapport simple entre une diffusion libre et un succès commercial. Mais ce film a été entièrement financé par le groupe PPR qui a choisi de faire œuvre de mécénat, donc même si le succès n’avait pas été au rendez-vous, les auteurs et les techniciens qui ont permis au film d’exister auraient été payés de toutes manières. Dans le cinéma c’est presque toujours comme cela qu’un film peut exister. Il faut le financer avant qu’il soit tourné, et la rentabilité n’est jamais garantie. Que ce soit via le mécénat d’entreprise, via les pré-achats des chaînes de télévision ou via le CNC, le modèle est forcément différent de celui de la musique parce que tourner un film coûte forcément plus cher qu’enregistrer une chanson. La rémunération de l’auteur est donc presque toujours assurée, ce qui n’est évidemment pas le cas des arts qui n’ont pas développé le même genre d’infrastructures de financement.

“Il ne s’agit plus de lutter contre Hadopi : cette guerre-là est déjà gagnée’

Au final pour lutter contre Hadopi, peut-on se passer d’analyser l’économie “subventionnée” des industries culturelles ? As-tu commencé à le faire ? Je me rappelle que tu évoquais que payer la redevance SACEM revenait à augmenter ses impôts de 4% ?

Il ne s’agit plus de lutter contre Hadopi : cette guerre-là est déjà gagnée et il suffit de lire le rapport de l’ONU sur la liberté et Internet pour comprendre que cette loi est déjà du passé.

Il s’agit aujourd’hui de commencer enfin à réfléchir à la place de l’artiste dans la société, au principe du droit d’auteur et à la diffusion de la culture, le tout à l’heure d’Internet et du numérique. J’avais, à l’occasion d’un débat, fait un rapide calcul qui montrait qu’il suffisait de 33 euros par foyer fiscal imposable et par an pour obtenir de quoi remplacer totalement la SACEM et autoriser du même coup une musique libre et gratuite pour tous. Mais ça supposait bien sûr qu’on ne finançait que les artistes qui sont déjà payés par la SACEM, pas les autres. En ce sens c’était encore une façon de perpétuer des rentes de situation qui ne sont qu’un effet pervers des systèmes anciens.
Tout ce qui revient à faire perdurer les anciens modèles contre vents et marées, c’est du temps et de l’énergie dépensés en vain. Cela suffit, il faut passer à autre chose de plus sérieux. Faut-il que la société finance les artistes (et non l’industrie culturelle) via des subventions ? Pourquoi pas, mais qui va décider de ce qui relève de l’art et de ce qui mérite d’être subventionné ? Faut-il proposer des réductions d’impôts en échange du mécénat ? Pourquoi pas une sorte de “loi Coluche” de la culture, grâce à laquelle n’importe qui pourrait financer les artistes de son choix en échange d’un crédit d’impôt ? Il y a tellement de pistes. Et personne n’a jamais dit qu’elles étaient exclusives les unes des autres.

“Le terme de propriété associé aux idées est absurde”

Nous avons récemment interviewé Richard Stallman et ensuite Albert Jacquard sur l’erreur de sémantique “propriété intellectuelle” ; toi, à la place d’Albert Jacquard, qu’aurais-tu répondu ?

Je n’ai pas un ego assez surdimensionné pour pouvoir ne serait-ce que m’imaginer à la place d’Albert Jacquard, et je me souviens avec émotion d’une intervention qu’il avait faite au réfectoire de mon lycée (ça remonte à loin) et qui nous avait – à tous – ouvert l’esprit comme jamais sur les notions de race et de racisme.

Sur le plan sémantique, bien sûr que le terme de propriété associé aux idées est absurde. Mais je ne suis pas sûr que les promoteurs du concept se préoccupent de la valeur intrinsèque de ces mots : ce qui compte c’est qu’en réduisant le champ des idées à la notion de propriété on permet d’opposer à une valeur lourdement protégée par les droits de l’Homme (le droit à liberté d’expression) une autre valeur tout aussi largement défendue (le droit à la propriété individuelle).

C’est donc plutôt sur le terrain juridique que la notion prend toute sa “valeur”. Et on sait que la sémantique du droit n’a pas toujours beaucoup de rapport avec le langage commun. En prétendant qu’une œuvre (ou qu’une idée) peut être la propriété de quelqu’un, on assied la nouvelle notion de “propriété intellectuelle” sur tout un corpus juridique qui fait sens, tant dans l’esprit du législateur que dans celui du juge judiciaire. On sort du domaine des idées pour entrer dans celui du commerce, et du droit commercial, et de là on ne peut plus sortir sans devoir longuement disserter et expliquer des notions complexes, bien plus difficiles à faire passer que le discours manichéen de la possession et du vol. Et c’est bien là l’objectif.

Il suffit de voir combien de fois les défenseurs des libertés ont dû, à longueur de débats, rappeler qu’on ne pouvait pas assimiler la copie au vol, qu’une copie ne dépossédait pas le “propriétaire” de l’original et qu’au contraire chaque copie créait une richesse (culturelle) supplémentaire plutôt qu’une perte. En face la seule réponse est encore et toujours d’assimiler le copieur à un voleur (le “pirate” qui s’approprie le bien des autres) et le partage au vol ou à la destruction de biens physiques. C’est tellement plus facile, tellement plus démagogue aussi. Tout au plus pourrait-on ajouter au développement d’Albert Jacquard que non seulement une idée n’appartient jamais à celui qui l’a émise, mais qu’au surplus une œuvre quelle qu’elle soit, s’inspire toujours de ce qui l’a précédée, et qu’ à ce titre elle ne peut pas non plus appartenir en totalité à son créateur.

Laurent, cette interview sous quelle licence libre souhaites-tu qu’elle soit publiée ? Sous Licence Art Libre ? Et que penses tu de la position de Richard Stallman qui ne souhaite pas que ses écrits d’opinions utilisent des licences libre telles que la LAL ou CC by-sa par peur de voir modifier ses propos ?

Non, tout ce que je publie, et c’est pratiquement uniquement de l’opinion, est publié en licence libre par défaut (CC by-sa). De mon point de vue une opinion est libre par nature, en ce qu’elle est donnée justement pour que d’autres puissent se former la leur à partir – ou contre – celle qui leur est livrée. Si on ne peut pas faire ce qu’on veut des opinions d’autrui il y a comme un problème quelque part. Quant à voir mes opinions déformées, si je ne le veux pas, je ne les publie pas. C’est le prix à payer.


Pour aller plus loin… Voir la vidéo de John Perry Barlow, réalisée à l’occasion de l’e-G8 en mai dernier:

Cliquer ici pour voir la vidéo.


Article initialement publié sur le site Libre Accès sous le titre “Licence Globale versus Hadopi et si on faisait le point…”

Illustrations: montage réalisé à partir des images promotionnelles du Label PUR, CC FlickR Jonathan W, 200moremontrealstencils

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