Le lecteur s’impose : de l’avenir pour l’édition numérique… [2]

Le 6 octobre 2009

Le livre est une affaire de lecteur(s). Pendant une courte période, les marchands ont crû pouvoir s'approprier le livre comme objet d'une économie de masse. Les avantages notables et bénéfiques ont été de permettre une éducation et une information de masse. Mais les effets pervers ont été nombreux et indésirables. Avec l'explosion numérique, le livre cesse de nouveau d'être une affaire de comptables et de commerçants pour redevenir une affaire de lecteur(s).

Ce billet est le deuxième d’une série consacrée aux transformations des métiers du livre. Ce deuxième volet s’intéresse à la montée en puissance du lecteur et au déclin du comptable.

La diffusion massive des outils de communauté(s), ou social media, transforme la nature des rapports que nous entretenons avec l’information et avec le savoir. D’une société de la connaissance relativement verticale, nous passons à une société de l’information très horizontale. D’une méthode de transmission et de diffusion décidée par un centre, nous passons à des méthodes de transmission et de diffusion multiples élaborées par le chevauchement de ces mêmes méthodes et par les usages qu’en font les utilisateurs. Cette transition a parfaitement été identifiée et intégrée par une firme comme Google qui joue sur ces leviers multiples permettant aux utilisateurs de faire triompher leurs désirs.

ecritoiresDans ce nouveau paysage de la dissémination et de l’échange des informations, la place centrale détenue hier par l’économie est très fortement restreinte, mais sans pour autant disparaître. Elle devient progressivement invisible et n’occupe plus la place déterminante de base comme le prouvent l’émergence de projets d’envergure mondiale dont le modèle de rentabilité économique reste encore à déterminer. Certains projets passent même l’essentiel de leurs temps de vie dans cet état de work in progress opérationnel, de version Beta perpétuelle, pour finalement devenir la propriété d’une compagnie ou d’une autre qui dépense sans compter pour ce qu’elle pense être la poule aux Å“ufs d’or. Parmi les cas d’école : MySpace, dont le succès a été énorme, puis son rachat par Rupert Murdoch et puis son déclin rapide face à la montée en puissance d’un autre projet d’envergure : Facebook. L’économie ne règne pas sur le monde numérique, ou du moins pas comme elle le voudrait, comme dans le temps, de manière impériale et univoque.

Tous ces outils de mises en relation entre les individus, qui secondaient hier le téléphone et qui le supplante désormais totalement,
représentent une menace bien réelle pour les groupes financiers qui fondent leur économie sur la propriété culturelle. La fluidité et l’horizontalité des relations qu’ils imposent minent et contreviennent à toutes les règles verticales et hiérarchiques imposées par les méthodes traditionnelles d’exploitation des Å“uvres culturelles. Cela a été fulgurant et évident pour la musique. C’est également vrai pour le cinéma et la photographie. Pour des arts plus adaptés à une interaction dans l’espace comme la peinture, la sculpture, les spectacles vivants, la danse, le théâtre… les outils communautaires, et plus généralement le Web, offrent une porte d’entrée par cooptations, par relations, par affinités et parfois même par un travail pédagogique de proximité entre les connaisseurs et les curieux. Si la télévision et le divertissement restent les sujets de prédilection dans les échanges sociaux, les arts n’en sont pas absents, loin de là et sont aussi un signe de reconnaissance entre individus d’une même tribu.

Pour la musique, le cinéma et la photographie, les technologies de l’information ont également permis un partage total des ressources,
sans aucune limite physique de support ou d’espace. Cette capacité de partage a été complètement diabolisée par les détenteurs de droits qui l’ont immédiatement assimilée à du vol, à du piratage, tout en admettant qu’il pouvait y avoir des similitudes avec le prêt et l’échange qui préexistaient dans le monde de la distribution traditionnelle d’Å“uvres culturelles. Dans ces conditions quand est-il du livre ? Ce dernier est-il condamné à devenir également un objet immatériel qui pourra être disséminé dans le flux incessant des échanges numériques qui saturent le Réseau ? La réponse est évidente et il n’est pas besoin de s’interroger sur le support de lecture final pour formuler une conclusion. Le livre numérique sera lui aussi et de manière massive l’objet d’échanges, de partages et donc de piratages. Il l’est déjà aux Etats-unis où les ouvrages techniques et universitaires sont disponibles de manière systématique en version électronique peu de temps après leur parution papier, si ce n’est avant la sortie de cette dernière.

On peut polémiquer encore longtemps sur la nature du support final de lecture du livre numérique.
Ces querelles rejoindront celles des inconditionnels de la photographie argentique contre les adeptes des appareils numériques, ou bien des cinéastes de pellicule contre les utilisateurs de caméras numériques, etc. Ces débats parfois intéressants mais souvent stériles renvoient à des différents encore plus anciens sur d’autres innovations de l’histoire. Que ce soit sur papier (par impression à la demande, impression privée) ou sur un appareil électronique (ordinateur, tablette, netbook, lecteur électronique), cela ne changera rien à la volatilité acquise des livres numériques.

Ce qui change également et de manière radicale, c’est la place de chacun dans le dispositif du livre.
La chaîne de fabrication traditionnelle fortement Taylorisée (découpée en segments performants et les plus rentables possibles) a donné, et donne encore, une place très importante à l’économie et à ses experts. Mais l’irruption des technologies de l’information, un moment apprivoisée par l’industrie du livre, va débarquer les contrôleurs de gestion et les comptables pour rendre la place aux lecteurs. Ce phénomène gagne de l’ampleur à mesure que ces mêmes lecteurs s’engouffrent allègrement dans la brèche créée par les « médias sociaux ». Affranchi de l’engeance du plan média et des canaux traditionnels de diffusion et de partage de l’information, le lecteur tisse ses propres relations avec les Å“uvres qui lui sont présentées tantôt par affinité, recommandation, ou bouche à oreille électronique. Il/elle tisse également ses propres liens avec d’autres lecteurs dont il/elle partage les goûts et les lectures.

Demain, au cÅ“ur de l’économie numérique du livre, le lecteur s’impose comme le pivot de l’ensemble du secteur de l’édition.
Il se manifeste sous la forme de trois « avatars » :
— l’éditeur,
— l’auteur,
— le libraire.
Ces trois types de lecteurs seront les grands vainqueurs de la métamorphose numérique du livre. Dans un paysage technologique permettant la publication à des coûts marginaux et en offrant une personnalisation accrue, les lecteurs disposent de tous les outils nécessaires pour numériser l’Å“uvre, la conditionner, la diffuser en mode libre ou restreint, lui faire de la publicité localisée, massive ou confidentielle, l’intégrer dans un univers créatif et imaginaire, ou dans un univers technique et référencé. Le lecteur devient roi, et l’univers du livre lui est rendu dans toute sa dimension littéraire.

Mais résistons un instant à l’idéalisme technophile de cette approche visionnaire et revenons à des contingences plus immédiates.
On pourrait croire que les trois formes sont trois fonctions que le lecteur peut occuper tour à tour et devenir ainsi homme-orchestre du livre. Mais c’est oublier que ces formes ne sont pas que des rôles, elles sont aussi des passions et par extension des métiers. Il est probable que nous verrons dans l’économie numérique du livre apparaître des prodiges capables à la fois de produire une littérature de qualité, éditer par goût et avec intelligence la littérature des autres et ajouter à cela une grande capacité à organiser la vente numérique et/ou physique des ouvrages auprès du plus grand nombre. Ces prodiges seront fort heureusement rares. Mais il sera moins rare de rencontrer des auteurs-éditeurs ou des éditeur-libraires, ou même des auteurs-libraires. Pour rester pragmatique disons que l’édition est une affaire de collaboration(s). Car ce qui relient les trois facettes du lecteur, c’est la capacité imaginative et c’est aussi là dessus que s’articule le sens de toute entreprise. Se pose alors la question des moyens dont disposent les lecteurs pour construire cette économie nouvelle ?

Les équipements d’impression à la demande existent et sont développés depuis plus de dix ans par les plus grandes enseignes de la reprographie.
Nombre de prestataires d’impression proposent depuis plusieurs années déjà des services à des tarifs très compétitifs des impressions en petits tirages, voire en tirages uniques. Le Web 2.0 offre une panoplie d’outils intégrés (CMS) pouvant servir aussi bien de plate-forme de vente, de site de divulgation, de blog(s) et/ou de vitrine. Et les médias sociaux ouvrent des possibilités incontestées pour générer du bruit, des effets d’annonce, des communications virales et toutes sortes d’initiatives qu’il est déjà impossible de les consigner toutes. C’est à ces possibilités que s’attaquent aujourd’hui les lecteurs, c’est-à-dire une foule d’éditeurs indépendants, de libraires atypiques, d’auteurs visionnaires et d’excentriques en tous genres… Et les groupes financiers ne seront pas absents de cette recomposition à condition de calibrer autrement leur offre à la fois dans sa nature et dans sa complémentarité avec le travail des lecteurs.

Cette révolution n’ira pas sans résistances. Nous connaissons déjà celle des détenteurs de droits.
J’en ai parlé dans le premier billet de cette série. Et d’autres résistances sont à prévoir. Elles viendront à la fois de la nature conservatrice des institutions publiques en charge de valoriser et de défendre le patrimoine culturel. Elles viendront également des sociétés et syndicats civils ayant pour mission d’agréger les composantes professionnelles du secteur qui ne pourront que se cristalliser sur les méthodes traditionnelles et sur les codes en vigueur.
En même temps qu’ils devront s’approprier les outils et les espaces de travail, les lecteurs devront également convertir les institutions et les associations professionnelles. Par cette conversion à l’économie numérique du livre, il sera possible d’envisager une transformation des dispositifs de subventions, des mécanismes d’aide et des conventions de conservation et  de dépôt. Le plus difficile sera naturellement un chantier âpre concernant les droits de propriété intellectuelle.

Le processus que je décris ici n’est pas de l’ordre de la prospective. Il est déjà à l’Å“uvre partout. Les réactions françaises tant de la part des maisons d’édition que des institutions sont la preuve manifeste que la transformation a débuté. Mais pour l’instant, la mutation se fait un peu dans la douleur et le bébé a bien l’air de se présenter assez mal. Rien n’est perdu et les agitations et manÅ“uvres guerrières des mastodontes de l’informatique et du Réseau ne peuvent absolument rien contre la barrière naturelle de tous les patrimoines culturels : celle de la langue. Il y a donc encore du temps pour mettre en place les articulations nécessaires à une révolution en douceur et profitable pour tous.

Le livre est une affaire de lecteur(s).
Pendant une courte période (moins d’un siècle), les marchands ont crû pouvoir s’approprier le livre comme objet d’une économie de masse. Les avantages notables et bénéfiques ont été de permettre une éducation et une information de masse. Mais les effets pervers ont été nombreux et indésirables. Avec l’explosion numérique, le livre cesse de nouveau d’être une affaire de comptables et de commerçants pour redevenir une affaire de lecteur(s). Il n’y a rien à déplorer dans ces mutations successives. Elles apportent toutes leur lot de bénéfices. Il faut en revanche, le moment venu, les accepter sans se crisper, ni tenter de s’enchaîner au passé. Comme lors d’un deuil, il faudra lâcher prise et tourner la page.


N.B. : Dans ce billet, j’ai employé très (trop) souvent le masculin pour désigner le lecteur et ses avatars. Cela n’est pas la marque d’un caractère sexiste, mais la triste réalité d’une langue et d’une culture. Je reconnais volontiers le rôle majeur des femmes dans l’univers du livre, dans toutes les formes de la lectrice et dans toutes les langues que j’ai la chance de comprendre. Je compte sur leur bienveillance et leur indulgence.

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