Le livre électronique et les chroniqueurs papier

Le 16 février 2010

En moins d'une semaine, deux chroniqueurs de (journaux) papier sont tombés à bras raccourcis sur les promesses accompagnant l'arrivée du livre électronique.[...] Certes, on ne saurait pas reprocher à ces chroniqueurs papier de s'inquiéter de l'avenir de la lecture au sein de la population. Mais situer cette inquiétude pour la lecture dans le contexte du livre électronique opposé au livre papier n'est pas utile.

Nouvel auteur sur Owni.fr, Serge-André Guay, président éditeur de la Fondation littéraire Fleur de Lys au Québec, démonte les arguments anti-livre électronique avancés par des chroniqueurs papier et invite à dépasser le clivage entre les deux supports.

En moins d’une semaine, deux chroniqueurs de (journaux) papier sont tombés à bras raccourcis sur les promesses accompagnant l’arrivée du livre électronique. Jean Larose a exprimé sa crainte face à la lecture sous l’influence du livre électronique dans un texte intitulé «L’Avent du livre électronique» publié en fin de semaine dernière dans le quotidien LE DEVOIR. Steve Proulx a écrit que le livre électronique est un simple gadget qui ne donnera pas nécessairement naissance à une nouvelle génération de lecteurs dans un billet publié hier sous le titre «Ceci n’est pas une révolution» dans l’hebdomadaire culturel VOIR. Certes, on ne saurait pas reprocher à ces chroniqueurs papier de s’inquiéter de l’avenir de la lecture au sein de la population.

Mais situer cette inquiétude pour la lecture dans le contexte du livre électronique opposé au livre papier n’est pas utile. «Qui, aujourd’hui, est à ce point rebuté par le livre imprimé, au point d’attendre qu’un appareil plus commode soit mis en marché pour, enfin, s’adonner au plaisir de la lecture?» demande Steve Proulx. Là n’est pas la question. On ne choisit pas le livre numérique parce que le livre papier nous rebute, chacun ayant ses propres avantages. Pour les uns, le livre papier possède des avantages indéniables sur le livre électronique et, pour les autres, c’est le contraire. Qui peut se permettre de dire que les uns ont raison et que les autres ont tort ? Personne, surtout pas dans un monde où le libre choix se présente comme un gain historique pour la démocratie. Évidemment, chacun de nous a droit à son opinion mais encore faut-il qu’elle soit bien éclairée, surtout lorsqu’elle a une portée médiatique au sein de la population.

Steve Proulx écrit : «On dit du livre électronique qu’il démocratise le livre, car les titres sont moins coûteux (ce qui compense le coût de l’appareil). Ceux qui sont préoccupés par ce genre de considérations budgétaires seront certainement ravis d’apprendre qu’il est possible d’avoir accès, gratuitement, à des milliers de livres imprimés grâce à des lieux que l’on nomme “bibliothèques publiques”.» Or, depuis la commercialisation du livre et malgré le développement des réseaux de bibliothèques publiques, il y a des gens qui préfèrent acheter plutôt qu’emprunter les livres de leur choix. Pourquoi les ridiculiser ? La vente en ligne sur Internet de livres numériques est une nouvelle option qui satisfait certains lecteurs. Pourquoi la dénigrer ?

Qui plus est, se rendre à la bibliothèque publique la plus proche demeure difficile pour plusieurs personnes. Il y a ceux qui habitent trop loin pour s’y rendre à pied, ceux qui n’ont pas de bicyclette, ceux dont la mobilité est réduite,… Il faut donc compter les coûts de l’usage de l’automobile ou du transport en commun. À Montréal, la personne doit débourser 5.50$ pour l’aller-retour en autobus. Puis un autre 5.50$ pour retourner le livre à la bibliothèque. La dépense totalise 11.00$. Et il faudra ajouter un autre 5,50$ si le livre désiré n’est pas à la bibliothèque et qu’il faut le faire venir d’une autre succursale, ce qui implique un autre aller-retour à la bibliothèque pour prendre livraison du livre. Le coût total du transport en commun s’élève alors à 16.50$. Et dans le cas d’un déplacement en automobile, il faut ajouter, le cas échéant, le coût du stationnement. Bref, il y a sur Internet des exemplaires numériques pour moins chers accessibles dans le confort de son foyer. Le chroniqueur Steve Proulx doit se rappeler que si l’accès aux bibliothèques publiques est gratuit, encore faut-il assumer les coûts de déplacement.

La population est vieillissante et, à un certain âge, on compte sur tout ce qui peut nous faciliter la vie. Je crois que cela n’est pas étranger au fait que la clientèle de la librairie en ligne JeLis.ca soit majoritairement composée de Baby Boomers, selon Bruno Caron, directeur, Développement Web et Services aux Institutions et Entreprises du Groupe Archambault. Le fait ne me surprend pas car la clientèle de la maison d’édition et de la librairie en ligne de la Fondation littéraire Fleur de Lys est également composée majoritairement de Baby Boomers.

Enfin, le jour n’est pas si loin où les bibliothèques publiques ajouteront à leur offre papier le prêt d’exemplaires numériques voire de livres électroniques. Il faut se rappeler que l’espace n’est pas illimité dans nos bibliothèques.

Le livre électronique peut contenir plusieurs livres. À ce sujet, Steve Proulx écrit : «dans la mesure où rares sont les gens qui lisent 100 livres simultanément, l’utilité de traîner avec soi une bibliothèque complète reste à être démontrée.» L’utilité du livre électronique dans le cas où l’on a téléchargé 100 livres numériques saute aux yeux. Où mettre ces 100 livres numériques ? Dans son livre électronique. L’idée n’est pas «de traîner avec soi» mais de conserver et d’avoir à sa disposition les livres de sa bibliothèque numérique. Et puis, qui achètent 100 livres d’un coup, même en format numérique ? Le chroniqueur serait sans doute le premier à dénoncer le livre électronique s’il ne pouvait contenir qu’un seul livre à la fois.

Lorsque la compagnie Apple a annoncé qu’elle travaillait à la conception d’un livre électronique, plusieurs personnes ont cru que ce dernier révolutionnerait le monde du livre comme le baladeur de la compagnie (iPod) et sa boutique de musique en ligne (iTune) avaient révolutionné le monde du disque. Or, les enjeux diffèrent d’un monde à l’autre et Steve Proulx a bien raison de le souligner. L’arrivée de l’iPod et d’iTune a permis la vente des chansons à la pièce mettant ainsi fin à l’obligation d’acheter un album complet pour accéder à une seule chanson.

Mais la comparaison faite par Steve Proulx avec le monde du livre manque de rigueur. Il écrit : «les livres sont vendus “à la pièce” depuis toujours. On n’est pas forcé d’acheter toute l’œuvre d’Agatha Christie si seul Dix Petits Nègres nous intéresse.» Certes, mais qu’en est-il lorsqu’un seul chapitre d’un essai nous intéresse ? On trouve donc sur Internet des distributeurs spécialisés qui peuvent nous vendre un seul chapitre d’un essai. Une offre très pratique dans le milieu scolaire. Mais il n’en demeure pas moins que les enjeux ne sont pas les mêmes, non seulement dans le domaine du disque et celui de la musique, mais aussi d’un appareil à un autre. Les enjeux d’un baladeur musical électronique et d’un livre électronique ne se comparent pas. En réalité, la révolution associée au livre électronique d’Apple se référait à une simple image, celle engendrée par son baladeur musical électronique, et non pas aux propriétés des appareils et des offres en ligne comme le fait le chroniqueur Steve Proulx.

Il faut porter aux détails une attention spéciale pour se faire une opinion éclairée (ou éclairer les autres). Selon Steve Proulx, le seul avantage du livre électronique est la possibilité de lire dans le noir. C’est faux à l’exception du livre électronique d’Apple.

En premier lieu, il faut savoir que l’appareil lancé par Apple permet la lecture de livres numériques mais cette propriété n’est que l’une des options offertes. Autrement dit, le iPad d’Apple n’est pas un livre électronique comme le sont les précédents. Les autres livres électroniques offrent uniquement des options liées à la lecture et au téléchargement de livres numériques. Dans le cas d’Apple, il faut parler davantage d’une tablette de lecture voire d’un ordinateur portable, à la différence près qu’on ne peut pas opérer plusieurs logiciels à la fois. D’ailleurs, dans sa publicité de l’iPad, Apple ne parle pas de lecture de livre et de livre électronique proprement dit mais de lecture de texte et affiche une page de journal.

Le grand écran Multi-Touch d’iPad vous permet de visualiser les pages web comme elles doivent l’être : une page entière à la fois. Avec des couleurs éclatantes et un texte d’une extrême précision. Que vous consultiez alors une page en mode portrait ou en mode paysage, tout s’affichera dans un format totalement lisible. Avec iPad, la navigation sur le Web n’a jamais été plus facile, ni plus intuitive. Pourquoi ? Parce que vous utilisez le dispositif de pointage le plus naturel qui soit : votre doigt. Vous pouvez parcourir une page en effleurant l’écran vers le haut ou vers le bas ou pincer l’écran avec deux doigts pour zoomer dans une photo. Une vue par vignettes affiche également toutes vos pages ouvertes sous forme de grille, pour vous permettre de passer plus rapidement de l’une à l’autre.

Publicité Apple

Le lancement de l’appareil la semaine dernière aurait dû inspirer nos chroniqueurs papier à réajuster le tir puisqu’il ne s’agit pas d’un livre électronique mais d’une tablette de lecture. On peut y lire un livre mais ce n’est pas la fonction principale de l’appareil. L’iPad ne peut donc pas engendrer une révolution dans le monde du livre électronique puisqu’il n’en est pas un. Encore un manque de rigueur déployé au sein de la population par un chroniqueur papier. Car lorsque Steve Proulx écrit «Ceci n’est pas une révolution», il parle des livres électroniques en référence à un appareil qui n’en est pas un. Le titre aurait dû être : «Ceci n’est pas un livre électronique».

L’appareil d’Apple permet de lire dans le noir parce qu’il «dispose d’un écran IPS rétroéclairé par LED» (Source) L’appareil génère son propre éclairage. Dans le cas d’un livre électronique, on utilise plutôt un écran à base d’encre électronique. Le livre électronique ne génère pas sa propre lumière. Tout comme le livre papier, il fait appel à la lumière ambiante. Le chroniqueur Steve Proulx commet donc une erreur en écrivant que le seul avantage du livre électronique est la possibilité de lire dans le noir. On appelle cela de la généralisation à outrance. Manque de rigueur, quand tu nous tiens.

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Personnellement, je crois que les opinions de plusieurs des chroniqueurs de nos médias écrits sont biaisées par le PAPIER lorsque le temps vient d’aborder des sujets numériques.

» Article initialement publié sur Le monde du livre sur Internet, le magazine en ligne de la Fondation littéraire Fleur de Lys

» Photo d’illustration pixpoils sur Flickr

>e magazine en ligne de la Fondation littéraire Fleur de Lys

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