Un modèle “pay what you want” pourrait-il marcher pour l’info?

Le 9 juin 2010

À l'heure où la monétisation des contenus occupent les esprits dans la plupart des rédactions, le modèle du PWYW (pay what you want) pourrait faire partie des solutions. Comment le mettre en place pour qu'il ait des chances de réussir ? Le Nieman Lab donne son point de vue.

L’ancien directeur de Panera Bread a récemment annoncé une expérimentation intrigante : le magasin de la chaine à Clayton, dans le Missouri, se débarrasse des prix. La franchise de Clayton, actuellement présentée comme un restaurant “non-profit” et renommée “Saint Louis Bread Company Cares Cafe” offre les mêmes produits que les magasins Panera classiques : pâtisseries, soupes et salades. Au lieu d’assigner une valeur monétaire aux produits, le magasin laisse les clients décider de ce qu’ils vont payer.

“Prenez ce dont vous avez besoin, laissez ce qui vous semble juste”, peut-on lire sur une pancarte au-dessus du comptoir.

Ce type de modèle n’est pas nouveau. Mais souvent, cela ne marche pas. “Si vous utilisez un schéma PWYW [Pay What You Want, Ndt] trop généreusement, vous vous exposez à un désastre financier“, fait remarquer l’économiste Stephen Dubner. Imaginez si Tiffany & Co. instaurait une journée PWYW sur les bijoux en diamant.”

Pourtant, dans les conditions adéquates, cette approche peut se révéler assez efficace. Chez One World Everybody Eats, une soupe populaire à Salt Lake City, Denise Cerreta gère un service analogue à l’expérience de Panera : au lieu d’attribuer un prix aux repas que One World sert, elle demande aux clients de payer ce qu’ils peuvent – et, m’a-t-elle dit, “de payer un peu plus si possible.” Elle a vu juste, semble-t-il : One World fonctionne depuis sept ans.

Ce qui m’amène à la question que vous avez sentie venir : est-ce que le modèle de paiement de Panera fonctionnerait pour l’information ?

Sollicitation, pas demande

De nombreux exemples tendent à prouver que le modèle ne tient pas pour l’information. Carta, la publication allemande sur les affaires publiques, a reçu 198,27 dollars en dons de 65 personnes sur Kachingle, une plate-forme spécialisée, soit le record actuel du site. Woo. Le ridicule des sommes récoltées s’explique par une raison : nous aimons les prix. Ou, plus précisément, nous sommes conditionnés à en attendre.

Mais que se passerait-il si nos attentes changeaient ? Si les sites de l’information implémentaient dans leurs interfaces en ligne une sollicitation plus structurée et systématique pour rétribuer les contenus  ?

Prenons de nouveau One World. Une des raisons pour lesquelles l’effort de Denise Cerreta porte ses fruits, c’est qu’au café, le comportement des consommateurs est surveillé. Le café a construit en son sein ce que Cerreta appelle “un point de responsabilité” : un endroit où, évoluant dans le continuum consommation-satisfaction, les consommateurs savent que c’est le moment où l’on attend  qu’ils compensent ce qu’ils ont (littéralement) consommé. Dans le cas de One World, le “point de responsabilité” est une simple boîte à dons. Elle est placée – de façon explicite, intentionnelle et inévitable – en public.

Et c’est ça qui fait une grosse – peut-être toute – la différence (souvenez-vous de l’expérience Big Brother Eyes d’il y a quelques années). On peut dire que quand cette responsabilité est négociée en privée, que seul l’éclat de l’écran éclaire nos actions (bonnes ou mauvaises), notre volonté de mettre quelques pièces dans la boîte à dons devient certainement moins affirmée.

Pourquoi ne pas envisager une approche plus souple de la définition de ce qui est public ou ne l’est pas?  Que se passerait-il si nous traduisions le point de responsabilité physique de Cerreta en interactions éphémères du web ? Si les citoyens ont besoin d’une petite incitation pour se comporter dans le privé avec autant de sens civique que dans le public, impossible d’affirmer que les sites d’information ne puissent la fournir  (ou du moins expérimenter pour ce faire). Il s’agirait simplement d’intégrer cette incitation dans la structure et les modèles de consommation. De créer, pour adapter la phrase de Cass Sunstein, une architecture de la responsabilité.

La première étape serait de recadrer les termes de la transaction concernant les fournisseurs d’information : de la cotisation (obligatoire et donc purement économique) au don (optionnel, et qui implique que l’on considère l’information comme un bien commun). C’est un glissement sémantique, certainement ; mais il pourrait aussi être psychologique.

Prenons le travail d’Edward Deci. Lors d’une série d’expériences dans les années 70, le socio-psychologue a étudié le comportement de deux groupes de sujets. L’un devait résoudre un puzzle, l’autre était payé pour résoudre le même puzzle. Ceux qui ont travaillé pour ce que Deci appelait la récompense “intrinsèque” de la résolution du puzzle – la simple satisfaction du travail bien fait – eurent plus de succès, constata-t-il, pour trouver la solution que ceux qui étaient payés. C’est ironique, mais le paiement produit un effet désincitatif.

Deci étudiait la motivation à travailler, plutôt que la motivation à payer. Cependant, ses découvertes générales (officiellement, que “la récompense monétaire contingente réduisait en fait la motivation intrinsèque de la tâche“) sont éclairantes. Introduire un moyen concret de paiement dans un échange qui serait sinon éphémère peut parfois décourager l’action, plutôt que de l’encourager ; assigner une valeur monétaire à des biens et des expériences peut limiter – et même nier – leur valeur. Les prix sont pratiques, bien sûr, et, dans la plupart des cas, entièrement nécessaires. Mais nous préférons nous voir motivés par autre chose qu’une obligation machinale, peut-être par ce qu’on appelle l’altruisme.

Responsabilité et urgence

Ce que les découvertes de Deci suggèrent pour l’information, c’est que, paradoxalement, “ce serait bien si vous payiez” pourrait en fait être plus incitatif pour les consommateurs que le plus brusque et plus transactionnel “vous devez payer”. Les murs payants sont une chose ; les portes de paiement, du type “prenez un bout”, “payez ce que vous estimez être juste !”, en sont une autre. La perméabilité suggère la confiance ; l’espoir que quelqu’un se comporte bien suscite son comportement positif. Le contraire de la théorie des fenêtres cassées.

De nouveau, le caractère public (lire : la responsabilité publique) constitue la clé. Les personnes qui font tout pour être de bons citoyens veulent aussi être reconnus comme tels. Chaque année, je reçois une série de mails de ma faculté (comprenant habituellement un petit diaporama : “campus en automne”, “campus au printemps”, “campus en été”, avec enfants, chiots et arc-en-ciel) demandant des contributions pour sa campagne annuelle de dons. Souvent, je laisse passer plusieurs de ces mails avant de faire effectivement un don. Ce n’est pas que je ne veux pas ou que je n’ai pas l’intention de donner, c’est qu’il ne semble pas urgent de répondre. Le paiement se veut une sollicitation mais fait l’effet d’une demande : il n’y a pas à payer maintenant, cela peut-être effectué n’importe quand. Et cela diminue la dynamique de la transaction.

L’un des mails les plus récents que j’ai reçus utilisait toutefois un autre ressort que la simple nostalgie : il montrait une longue liste de donateurs de ma classe -ostensiblement, comme une manière de les remercier pour leur contribution en le faisant savoir publiquement… mais aussi, bien sûr, comme une façon de pousser en avant ceux qui n’avaient pas encore contribué. Le bruyant espace vide entre “Ganson” et “Geannette”, je dois dire, engendre un excellent effet dissuasif contre une future velléité de trainer des pieds. Soudain, l’urgence était implicite.

En d’autres termes, l’équipe en charge de la récolte des dons a introduit dans sa sollicitation un point de responsabilité. Pas un tiroir-caisse virtuel, une approche “payez maintenant ou vous n’obtiendrez pas les biens que vous voulez” : c’est impossible pour des gens en quête de donateurs qui ne vendent pas des biens mais du bien potentiel. Mais un message plus subtil et pourtant aussi marquant : “vous payez maintenant ou tout le monde saura que vous n’avez pas payé“.

Le capital social est un bien économique autant qu’un bien civique ; ces personnes en quête de donateurs ont imbriqué cela dans leur mail de façon si implicite que leur sollicitation a soudainement pris l’apparence de la demande. En mettant l’accent sur l’aspect social de leur appel à l’action plutôt que sur le monétaire, , ils ont transmis le fait qu’ils parlaient business. Littéralement.

Tirer partie de l’économie sociale

Quand on parle du problème de la monétisation, nous tombons parfois dans le piège de l’équation “modèle payant” = “paywall”. Nous supposons que l’information est une marchandise simple, et que le modèle du tiroir-caisse est donc la seule solution viable pour la monétiser (“nous ne sommes pas NPR, après tout“). Mais l’approche focalisée sur la marchandise ignore l’aspect social de l’économie des médias.

Particulièrement en ligne, avec les mécanismes de mutualisation intégrés dans le web, l’information est un bien social autant (et peut-être même plus) qu’un produit à acheter et vendre. C’est donc un bien d’expérience – quelque chose qui a besoin d’être consommé avant que sa valeur ne soit déterminée avec précision. Un modèle basé sur le principe du pourboire – qui combine la récompense obtenue pour un job bien fait avec le prestige social de se montrer assez généreux pour laisser un pourboire – fait plus sens que le paywall, qui par nature n’est pas fluctuant.

Mes exemples de dons, l’expérimentation de Denise Cerreta (“décide du prix”) et les anciens de ma fac, sans parler de l’expérience de beaucoup de médias publics financés par les cotisations des auditeurs – suggèrent le potentiel du paiement de l’information orientée sur la sollicitation plutôt que sur la demande. Ils montrent ce qui se passerait si nous injections un peu d’humanité dans les business models de rétribution des contenus, pratiques mais néanmoins totalement impersonnels. Les individus sont, après tout, plus heureux de donner que de payer des factures. Même si les chèques que nous signons sont du même montant.

Cela ne veut pas dire que le recadrage des termes de la transaction est une réponse large au problème de la monétisation des contenus. “Pas de formule magique” est devenue à raison une ritournelle connue. De plus, comme Laura Walk, la présidente et directrice de WNYC, me l’a dit lors d’une conversation à propos de la généralisation du modèle PWYW:

Je pense qu’il y a un attrait plus fort vers le soutien à une organisation qui n’est pas financée par la publicité – il ne s’agit pas là de fournir une audience aux annonceurs – mais qui mène une mission. C’est pourquoi, je crois, les gens nous apprécient.

Cela vaut peut-être la peine d’élargir nos idées quant aux structures de payement. Les nombreuses expérimentations que nous observons dans les réseaux sociaux en ce moment – le HuffPo met en place la reconnaissance des membres engagés de la communauté, le système de commentaire star de Gawker, la liste publique des donateurs de Kickstarter et de Spot.us, le système des badges au mérite de Foursquare – tirent partie de la connexion culturelle à l’information des utilisateurs, et de leur désir d’être reconnus pour leur bon comportement citoyen dans les cultures que les systèmes d’informations créent.

Que se passerait-il si ces mêmes motivations étaient employées au service de la monétisation de l’information en ligne ? Si nous dirigions notre attention des transactions aux échanges ? Kachlingle n’a peut-être pas seulement révolutionné les structures du paiement en ligne : son bocal à pourboire digital reste rare sur les sites. Mais si le New York Times – ou le Washington Post, ou le Huffington Post – proposaient leur propre Kachingle ? S’ils avaient aussi un système de badge pour louer en public les gens qui ont soutenu financièrement leurs services ? Si, au lieu d’ériger un paywall, ils bâtissaient leur site sur une architecture de l’altruisme ?

C’est une expérience, certainement. Une expérience qui va peut-être échouer. Encore un mot cependant: j’adorerais voir ce qui se passerait si nous élargissions un peu notre idée de modèle payant viable.

Billet initialement publié sur le Nieman Lab.

A lire également sur le sujet, hors de la soucoupe : Flattr, le système de micropaiement qui va sauver la presse ?, wall de rue 89 ; Paul Jorion

Crédits Photo CC Flickr : Danielygo, Another Point In Time, Ken Wilcox, Shelly’s Blogger.

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