L’humain, moins bon en probabilités que les pigeons?

Le 4 mai 2011

"Pigeon !". Et si l'interjection ne relevait pas forcément de l'insulte ? Là où l'être humain fait des choix en fonction de ses décisions antérieures, le volatile, lui, ne tient compte que des probabilités.

Vous souvenez-vous du paradoxe de Monty Hall, dont je vous avais parlé dans ce billet ? Il s’agit d’un jeu imaginaire où vous essayez de gagner un cadeau, caché derrière une seule des trois portes fermées se trouvant devant vous. Dès que vous avez choisi une porte, l’animateur du jeu -qui sait où est la bonne porte- vous indique une porte “perdante” parmi celles que vous n’avez pas choisies et, bon prince, il vous laisse la possibilité de modifier votre choix. Le feriez-vous ? La majorité des gens préfère maintenir leur choix initial au motif qu’ils ont l’impression que, de toute façon, ils ont une chance sur deux de gagner. En réalité, ils auraient deux fois plus de chance de gagner s’ils modifiaient leur choix (si vous n’êtes pas convaincus, faites le test vous-même sur ce site).

Le  paradoxe de Monty Hall expliqué dans le film “21″ [en]

J’ai découvert dans l’excellent blog de Sciences Etonnantes que l’on a fait passer à des pigeons un test similaire avec des boîtes opaques dont l’une seulement contient de la nourriture. Et  là, surprise : à force de répéter le jeu, les pigeons finissent par piger le truc et adoptent à 96% la bonne stratégie, alors que, dans la même situation, un tiers des humains ne démordent pas de leur choix initial. Mais après tout, le pigeon n’est-il pas un peu girouette par nature ? Pour valider ou écarter cette explication phylogénétique (quoique je ne sois pas bien sûr de la classification exacte des girouettes), les auteurs ont testé une variante où la meilleure stratégie consiste à ne pas changer d’avis. Et là encore les pigeons sont meilleurs que nous. Quelle honte ! Je suppose que notre contre-performance s’explique par le fait que l’on choisit une stratégie a priori, alors que les pigeons se laissent juste guider par l’expérience. Or, on rechigne naturellement à remettre en cause la stratégie qu’on a choisie, même si l’expérience montre qu’on aurait intérêt à le faire. Nous finissons par être prisonniers de nos préjugés, en quelque sorte, malgré l’évidence.

L’aversion au gaspillage : une irrationalité bien humaine

Il me semble qu’on a affaire ici à un biais très comparable au sunk cost effect (effet des “fonds perdus”, cf ce billet). Si vous achetez un billet pour un concert ou une place de théâtre, le soir venu vous vous sentez obligé d’y aller, même si vous n’en avez plus du tout envie et qu’en plus le spectacle est retransmis à la télé. Vous êtes réticent à l’idée d’avoir dépensé inutilement votre argent alors que l’argent dépensé est de toute façon perdu, que vous alliez ou non au spectacle. La seule décision rationnelle consisterait à rester chez vous si ça vous chante et tant pis pour le billet perdu.

C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire, mais les animaux et les jeunes enfants ne connaissent pas ce genre d’atermoiements. Comme pour les pigeons de l’expérience précédente, ils choisissent la stratégie qui sur l’instant leur semble la plus pertinente, même lorsqu’elle contredit leurs décisions ou leurs investissements antérieurs. Il n’y a que nous, pauvres humains, qui ayons des états d’âme à renier nos décisions passées. C’est un classique de la psychologie. Certes on choisit ce qu’on croit être la meilleure solution mais nos choix construisent en retour notre identité et l’on se définit en fin de compte par l’ensemble des décisions que l’on a prises. C’est ainsi qu’on a tendance à considérer nos choix passés comme les meilleurs possibles, non pas parce qu’ils le sont mais du seul fait qu’on les a décidés. Si l’expérience montre l’inverse, la dissonance cognitive qui en résulte nous embarrasse et on est tenté de faire la sourde oreille. L’irrationalité naîtrait ainsi (je mets un conditionnel quand même, tout ça n’est que pure spéculation !) du conflit entre réalisme et estime de soi. Chez les animaux, il n’y a pas de construction d’ego qui tienne donc pas de dissonance cognitive et finalement aucun scrupule à renier ses choix ou ses stratégies antérieures. Il me semble donc naturel qu’ils ne soient sujet ni au sunk cost effect, ni à la psycho-rigidité dans un jeu à la Monty Hall.

Biais cognitifs universels ?

Mais bon, dans bien des cas, nos amis les bêtes sont tout aussi irrationnelles que nous. Rien de tel qu’un petit tour au rayon céréales ou yaourts d’un hypermarché, là où l’on peut rester hagard devant tant de choix. Vous hésitez entre les Bio-super-top (A) à 6€ et les Low-sugar-double-plus (B) à 3€ seulement? Si à ce moment là on vous présente des Bio-beurk (A’) à 8€ (donc plus chers et moins bons que A) normalement ça ne devrait rien changer à votre (in)décision. Et pourtant il y a toutes les chances qu’un tel repoussoir vous incite à choisir des Bio-super-top (A), du seul fait qu’ils supportent mieux la comparaison avec les Bio-Beurks. Ce phénomène de “faire-valoir” semble universel chez les humains et de nombreuses expériences ont été montées pour savoir si les animaux y étaient sujets. On a par exemple mesuré chez des abeilles et chez des geais leurs préférences entre deux dispositifs :

Les chercheurs ont trouvé le même biais chez bien d’autres animaux. Grâce à un dispositif astucieux ils ont même réussi à tester Physarum polycephalum, une espèce d’amibe collective, sorte de slime jaunâtre pas très ragoutant auquel ils proposaient de choisir entre plusieurs plats différents. Les graphiques sont exactement les mêmes que les précédents, alors que Physarum polymachin n’a ni cerveau ni système nerveux central ! Peut-être touche-t-on là une limite structurelle de nos systèmes biologiques ? C’est ce que me suggérait récemment Etienne Koechlin. De la même manière qu’on ne peut faire plus de deux tâches conscientes en même temps, notre système neuronal ne pourrait comparer plus de deux choses à la fois. Un peu comme le fléau d’une balance en quelque sorte.

Fortiche les fourmis !

Pour tester cette hypothèse, des chercheurs sont allés chercher un truc vivant dont les prises de décisions ne dépendraient pas d’un système nerveux classique. Ils ont réussi à faire passer le test de “faire-valoir” à des colonies de fourmis. On sait que les fourmis préfèrent les nids protégés de la lumière et dont l’entrée est petite (donc plus facile à garder). Ils les ont donc forcées à choisir entre un nid à petite entrée mais exposé à la lumière (A) ou bien un nid obscur mais avec une entrée large (B). Puis ils ont observé l’effet d’un troisième choix servant de faire-valoir soit à A (DA) soit à B (DB). Et là miracle…

Pour une fois, les fourmis ne semblent pas perturbées dans leurs décisions par des options supplémentaires non pertinentes. Elles sont les seules qui ne sont pas sensibles au biais de “faire-valoir”. Pour cette épreuve, le système de décision collective des fourmis surpasse donc tous les systèmes de décision individuelle, le nôtre compris ! Un bel exemple de “sagesse des foules”, je trouve, qui pourrait expliquer l’extraordinaire succès évolutif des espèces les plus sociales (hommes, insectes, bactéries, rongeurs…)

Sources :
Arkes & Ayton:The Sunk cost and Concorde Effect (1999)
Shafir, Waite & Smith, Context dependent violations in honeybees and jays (2002)
Latty & Beekman: Irrational decision-making in an amoeboid organism (2010)

Billets connexes :
Les fantaisies de Homo Economicus (2): pour plus d’exemples de sunk cost effect et le numéro 3 sur la difficulté de choisir entre trop d’options
Etrange perspicacité collective sur la sagesse des foules
Un peu de gymnastique mentale sur le paradoxe de Monty Hall

>> Article initialement publié sur le Webinet des curiosités

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